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Roman de l’été, épisode 5: Noces de plastique

Alors qu’une panne prive la planète de tout accès à Internet, Agnès retrouve la trace de Zeno Calder, son grand amour perdu huit ans auparavant. A son insu, elle prend le pli de voler ses poubelles pour en décrypter le contenu et prolonger leur romance… par déchets interposés!

Croire au soleil quand l’eau tombe!

Louis Aragon (Le fou d’Elsa)

Des os de poulet dans la poubelle d’un végétarien militant? Agnès est interloquée. Jusqu’à présent, lorsqu’elle fourrait le nez dans les ordures de son ex, c’était plutôt «Rendez-vous en terrain connu». Calder était un homme fidèle… A ses marques préférées, tout au moins! Les mains d’Agnès tremblent en exhumant du sac poubelle les preuves de son infortune, des cotons démaquillants noircis de mascara, un shampooing à l’orange et à l’avoine spécial cheveux roux, un emballage de jambon fumé au miel, une paire de collants fléchés qu’elle essaie sur-le-champ. C’est sa taille. Un filet de vinaigrette s’écoule le long de sa cuisse.

Nooooon!

Agnès hurle son dépit en explosant un flacon de sérum Clarins Soins Eclat Mat sur le mur de la cuisine. Manipuler les déchets de Calder, de Dimitri et de Goetz, ça passe. Ils ont bu dans le même verre, partagé les mêmes mégots et les mêmes toilettes, elle a maintenu par-dessus la cuvette la tête de Dimi qui vomissait le soir de son trentième anniversaire, elle a récupéré leurs poils lorsqu’ils obstruaient les canalisations de fortune de leurs différents squats, elle a mis sa langue dans la bouche de Calder, léché sa sueur. Mais les saletés de cette fille la répugnent.

Elle se sent minable, comme ce soir de mai où elle avait vu Calder quitter le concert de Bashung, la main posée sur la hanche d’une Espagnole en short satiné. Il était rentré le lendemain midi, tout guilleret, en poussant le cynisme jusqu’à fredonner un couplet de SOS Amor devant la mine renfrognée d’Agnès. «J’ai des faims de toi difficiles/ Des jours ça veut pas rentrer/ Quant à ma prochaine victime/ Elle est sous ton nez/ Toutes ces femmes qui se turlupinent/ Et moi qui baragouinais/ De quoi perdre son self-control/ De quoi perdre son self-control».

Rien n’avait plus été pareil après cette nuit-là, premier épisode d’une longue série, avec, par ordre d’apparition à l’écran, une Hollandaise mollassonne aux yeux vairons, une punk anglaise qui débutait toutes ses phrases par «anyway», une prof de reiki allemande et une Lituanienne qui carburait au rooibos. Quand ces pasionarias à deux balles en avaient soupé de la crasse du squat, des piqûres de punaises et des assauts au gaz lacrymogène, elles s’évanouissaient dans la nature, laissant les coudées franches à Agnès, la régionale de l’étape, toujours dans leur roue. Elle avait compris le principe, accepté les règles de ce jeu de main, jeu de vilain. Parfois elle parvenait à attraper celle de Calder au vol, parfois elle la voyait disparaître dans le sillage d’un short. Game over.

Un papier chiffonné attire son attention: l’addition d’un dîner pour deux au Bistrot d’Indochine, une cantine asiatique sans charme. Elle les imagine tous les deux dans ce pauvre décor de pacotille, elle qui roucoule sottement par-dessus un Lever de soleil sur le Delta du Mékong (noisettes de canard croustillantes aux 5 épices) et lui qui trompe son ennui en jouant distraitement avec les pousses de soja de son Novembre en Annam (rouleaux de printemps aux légumes). Elle maudit la «Grande Panne» qui l’empêche de se renseigner sur les états de service de sa rivale.

Les jours suivants prennent l’allure d’un cauchemar. La fille laisse plus de traces qu’un bataillon de limaces après la pluie et Agnès perd la boule. Au supermarché, elle abandonne son caddie dans un rayon pour filer une jolie rousse qui entasse dans le sien des produits désormais familiers: une bouteille de jus de tomate, 3 tranches de jambon fumé au miel, un shampooing à l’orange et à l’avoine, un paquet de tofu et le sacro-saint café éthiopien de Calder. Pas de doute, c’est elle! Agnès la poursuit jusqu’au parking et la voit disposer ses sacs à l’arrière d’une Xantia grise. Un homme en sort pour lui prêter main forte. Un inconnu en costume rayures tennis avec une mèche de hipster. Le souvenir de la tignasse ébouriffée de Calder lui poigne le ventre. Dans une armoire de la salle de bain, elle conserve un petit sachet transparent rempli de reliques, ses cheveux noirs, morts.

A la pharmacie, elle sent son pouls s’accélérer lorsqu’une cliente demande un Sérum Clarins Soins Eclat Mat. Elle tord le cou pour tenter d’apercevoir une mèche dissimulée sous un chapeau de paille, l’accessoire en vogue des «Déconnectés», le symbole de leur liberté reconquise après l’effondrement d’Internet. Au moment de payer, la fille tourne la tête vers le lecteur de carte. Brune. Raté! Voir cette fille… L’envie se mue en obsession. Elle connaît dorénavant son prénom, affiché en grosses lettres sur un courrier publicitaire trouvé au fond de la poubelle papier. Prune. Un prénom de gamine. Sur Facebook, elle aurait pu poster un OMG ou un WTF éloquents pour résumer sa perplexité. Comment son «homo detritus» avait-il pu se laisser embringuer par une écervelée, une rouquine carnivore aux pores dilatés, consommatrice d’une marque de shampooings qui – comme indiqué sur le flacon – revitalisent les cheveux ternes et mous?

Racrapotée derrière son volant, Agnès observe la maison de Calder. Elle s’est enfilé assez de séries pour maîtriser la technique de la planque: léger tassement sur le siège, sandwich qui masque le visage, attitude crispée de la fille forcée de casser la croûte dans le caniveau au beau milieu d’une journée overbookée. Soudain, la porte s’ouvre sur une cascade de boucles flamboyantes. Agnès s’étouffe dans son jambon-beurre. «Ternes et mous… Sérieux?». Grande, vêtue d’une minirobe noire qui moule ses courbes et d’une veste kaki trop large, probablement empruntée à Calder, Prune s’engage dans la rue en balançant négligemment son cabas en chanvre… Agnès sur ses talons!

Elles déboulent sur la place du marché où se bouscule une foule compacte. Prune jette un coup d’oeil furtif autour d’elle, fait passer son sac dans la main gauche pour libérer la droite et lui permettre de rajuster l’élastique de la culotte qui lui comprime les fesses. Agnès lève les yeux au ciel. La rouquine tâte les aubergines, minaude au-dessus des barquettes de framboises, lorsque le marchand insiste pour lui offrir un melon «à manger tout de suite», elle bat des cils pour le remercier puis s’écrie: «Oh! J’ai oublié. Mettez-moi aussi un brocoli, s’il vous plaît».

Agnès sourit. Calder déteste le brocoli, presque autant que les filles qui lui empruntent ses fringues.

LA SEMAINE PROCHAINE:

Les souvenirs sont du vent, ils inventent les nuages.

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