Bastide
Dans son livre "Enfin seule", la journaliste Lauren Bastide plaide pour une solitude joyeuse. © Luna Harst

Lauren Bastide: “On n’invite pas les femmes seules aux dîners”

Par Justine Rossius

Et si être une femme seule était une chance? Dans son livre Enfin seule, la journaliste française Lauren Bastide livre son mode d’emploi de la solitude heureuse. Un plaidoyer pour ne plus craindre de ne pas être accompagnée. Rencontre.

C’est un dimanche quelconque: Lauren Bastide bulle dans le canapé, lit quelques chapitres, reste en pyjama bien après que le soleil se soit levé, se douche et mange quand ça lui chante, balade son chien… Elle passe la journée seule, les enfants sont chez papa. Quand vient le soir, elle s’exclame: “Mais qu’est-ce que je suis bien!”, emplie d’un sentiment de soulagement, de libération même.

Enfin seule!

Cette solitude joyeuse, la journaliste y consacre son nouvel essai. Partant du constat qu’une femme seule est encore perçue comme une femme “sans” (sans homme, sans enfant…), elle veut changer les mentalités, bien décidée à ce que les femmes ne redoutent plus la solitude comme la peste. Mieux: qu’elles la cultivent, la protègent, et la perçoivent comme une source de bien-être et de libération. Comme un socle sur lequel bâtir leur estime d’elles-mêmes.

Pourquoi avoir inventé cette nouvelle expression, “L’enfin solitude”?

“Parce que, dans ma vie personnelle, il m’a fallu du temps avant d’atteindre cet apaisement dans la solitude. Ça a longtemps été compliqué. Et puis, c’est un ‘enfin’ collectif: pour la première fois dans l’histoire, les femmes occidentales peuvent vivre seules, libres, autonomes financièrement, propriétaires de leur logement. Avant, elles étaient d’éternelles mineures que l’on plaçait sous surveillance d’un représentant du patriarcat: un père, un mari…

Pour la première fois dans l’histoire, les femmes occidentales peuvent vivre seules, libres, autonomes…

Ça paraît banal, mais ça ne fait qu’un demi-siècle que c’est possible. Nous ne sommes encore qu’une poignée de pionnières à goûter pleinement à cette liberté. Avec ce livre, j’invite à changer de regard sur les femmes qui embrassent cette liberté: celles qui ne sont pas en couple, celles sans enfants ou dont les enfants ont ‘quitté le nid’, celles qui voyagent en solitaire, celles qui n’ont besoin de personne – ou qui essaient, en tout cas.”

Une femme qui vit seule, qui n’a pas de “+ 1” aux soirées, est encore mal perçu!

“Oui, socialement, ça dérange. On n’invite pas les femmes seules aux dîners; dès qu’elles arrivent avec un compagnon, elles redeviennent ‘fréquentables’. C’est fou, mais c’est vrai, je l’ai vécu de près. La société a encore du mal à concevoir qu’une femme puisse former une unité familiale à elle seule. Pourtant, c’est déjà une réalité et ce le sera de plus en plus. Les femmes gagnent en autonomie, en indépendance financière. Elles n’ont plus besoin d’un homme pour exister. Et plus elles seront visibles, plus cela deviendra normal aux yeux du monde.”

Bridget Jones et l’âme sœur

Vous abordez la solitude sous le prisme du genre, pourquoi?

“Parce que la solitude assumée est encore largement masculine. Quand on pense à un homme seul, on imagine Rousseau, un génie méditatif, un patron visionnaire. Pour une femme seule, c’est tout de suite la ‘célibataire à chats’, la Bridget Jones qui attend son âme sœur. Historiquement, la solitude intellectuelle était réservée au maître de maison. Il a fallu attendre Virginia Woolf, en 1929, pour qu’une femme revendique son droit à disposer d’une ‘chambre à soi’. Et même aujourd’hui, les femmes ont rarement leur ‘chambre à elles’ et leur ‘horloge à elles’. Souvent, même quand elles ont du temps, leur esprit reste encombré par la charge mentale.”

La lutte du quotidien

Comment cultiver la solitude quand on vit en couple ou qu’on a des enfants?

“Je n’ai pas de recette magique! C’est une lutte du quotidien. Dans la plupart des couples, l’égalité reste un privilège rare. En France, seuls 12% des parents séparés partagent vraiment la garde à 50%. En Belgique, c’est un peu mieux, autour de 20%, mais ça reste marginal. Le partage des tâches, c’est le vrai terrain du féminisme. Qui passe le balai, qui lave les chaussettes? Ça paraît trivial, mais c’est politique. Et la seule manière d’y arriver est d’en parler, sans drame, sans culpabilité.

Ensuite, il faut accepter de lâcher prise. Oui, peut-être que la chemise ne sera pas repassée, que la maison ne sera pas parfaitement rangée pour les invités. Mais ce temps gagné, vous pouvez l’utiliser pour écrire, jardiner, militer, créer. Ce n’est pas ‘du temps pour soi’ au sens égoïste du terme, c’est du temps pour nourrir ce qu’on a d’utile à offrir au monde.”

S’ouvrir aux autres

Cette idée d’égoïsme revient souvent quand une femme prend du temps pour elle…

“Oui et c’est absurde. On ne dira jamais d’un homme qui écrit, réfléchit ou crée qu’il est égoïste. Ce mot porte un jugement moral qui pèse surtout sur les femmes. Se retirer du monde, ce n’est pas se détourner des autres. Au contraire: la solitude rend nos relations plus justes, plus bienveillantes.

Quand on cesse de chercher la validation extérieure, on devient plus disponible, plus curieuse.

Quand on cesse de chercher sans cesse la validation extérieure, on devient plus disponible, plus curieuse. Moi, je le vois chaque jour: plus je suis alignée, moins je me torture avec ma valeur et plus je m’ouvre aux autres.”

Vous dites que la solitude vous a permis de mieux aimer l’autre, comment ça?

“Quand on apprend à se rassurer seule, à se valider seule, on devient moins dépendante affectivement. Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique, expliquait, dans ses recherches sur l’attachement, qu’un enfant ‘bien attaché’ peut aller jouer loin de sa mère, l’oublier même, sans craindre de la perdre. Il sait que quand il reviendra auprès d’elle, elle l’aimera toujours autant. C’est pareil pour les adultes: plus on cultive notre sécurité intérieure et on s’octroie du temps en solo, plus nos relations amoureuses deviennent sereines.”

Se libérer du male gaze

Selon vous, les diktats de beauté empêchent les femmes de se sentir sereines quand elles sont seules. Pourquoi?

“Margaret Atwood dit: ‘Tu es une femme avec un homme à l’intérieur qui regarde une femme’ et c’est exactement ça. On a intégré très tôt le male gaze (pour regard masculin, ndlr). À 15 ans, on pense qu’être sifflée dans la rue, c’est flatteur. On croit que notre valeur dépend de notre désirabilité. Les hommes, eux, ne se posent pas ces questions. Et cette surveillance, on finit par l’intégrer, la perpétuer seule: on se scrute, on se juge, même quand on est seule chez soi. Comprendre que cette obsession a été fabriquée, notamment par l’industrie cosmétique dans les années 80, c’est déjà un premier pas pour s’en libérer. Personnellement, ne plus me maquiller au quotidien m’a fait gagner un temps fou… que j’utilise pour lire, apprendre, penser.”

Pour aller plus loin

Enfin seule, Lauren Bastide, éd. Allary

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