
Interview: Olivier Norek et son polar magistral
Il a été flic durant une quinzaine d’années en Seine-Saint-Denis (93), un département à la réputation sulfureuse. Il publie Territoires, son 2e polar. Lisez-le: ordre de police! Rencontre.
Qu’est-ce qui reflète la réalité de la banlieue dans Territoires?
Quasiment tout. Je me suis entouré de spécialistes parce que ce qui plaît aux lecteurs, c’est de réaliser au bout de quelques pages qu’ils sont entraînés vers une situation qui est réelle. Ça rend les choses encore plus violentes, c’est beaucoup plus puissant. Je me suis dit que la vérité, ça peut être un moteur à émotions. Je me suis donc entouré de politiques de gauche comme de droite pour tout l’aspect qui concerne le maintien de la paix sociale en banlieue. Et si j’avais des infos qui se recoupaient, j’estimais qu’elles étaient bonnes. J’ai dû en mettre à peu près 50% de côté parce que je n’avais pas obtenu de confirmation. Pourtant, j’avais des histoires super croustillantes. Par exemple, il y a un maire du 93 qui emploie comme attachée de mission la femme de l’un des assassins du gang des barbares, coupable de l’assassinat d’Ilan Halimi. Le jour, elle est à la mairie et le soir, elle va voir son mec en prison. Il y en a une autre, toujours dans cette mairie, qui a enlevé et séquestré une femme enceinte de six mois. Ils donnent aussi des subventions à une association qui est gérée par un type mis en cause dans une escroquerie à 800.000 € à l’encontre de Pôle Emploi. Je me suis posé une question: pourquoi ces maires s’entourent parfois de délinquants, voire de criminels notoires? – attention, pas de caricature. Si je parle de ces politiques-là, c’est parce que je les ai choisis pour mon livre, c’est une partie qui n’est pas majeure de la politique française, du moins j’ose l’espérer. La réponse est claire: c’est dû au fait qu’il y a une partie de la population qu’on ne peut pas gérer, la population délinquante. Alors que faire? Essayer de l’éradiquer ou travailler avec elle et tenter de retirer un bénéfice de cette criminalité? C’est le parti pris par certains politiques du 93.
En tant qu’ex flic, qu’en pensez-vous?
Je pense que c’est honteux. Ce n’est absolument pas comme ça qu’il faut faire. En fait, c’est une béquille de l’État. Ces délinquants se suffisent: ils vendent de la drogue, donc ils ont une activité, ils font vivre leurs proches et c’est toute une partie de la population dont on n’a plus à s’occuper, c’est tout bénéf! Il y a une vraie démission sur certains quartiers, plus que ça: de la complicité.
On est frappé par le jeune âge de certains de ces délinquants…
On a une grosse partie de la délinquance dans le 93 qui est une délinquance de mineurs, on a des groupes de police “mineurs” qui sont toujours surchargés de travail. Il faut préciser que les mineurs des quartiers difficiles des banlieues n’ont pas eu la même enfance et les mêmes chances que ceux de Paris. Ils ont, pour certains, un regard vide que j’ai longtemps pris pour de la stupidité ou du je-m’en- foutisme. J’ai fini par comprendre que ce vide n’est que la perte de leur innocence et de leurs espoirs. Ils sont résignés. C’est ce qui arrive quand la famille, l’école et la société sont démissionnaires. Ce sont des mômes qui sont presque éteints. Et c’est terrible de voir ça.
Je les compare à des enfants soldats parce qu’ils sont nés dans la pauvreté, la violence, l’illégalité, la délinquance et la criminalité, ce sont les ingrédients de leur construction. Eux, ils se sont adaptés à leur environnement, le b.a.-ba pour ces gamins d’une dizaine d’années, c’est de connaître tous les raccourcis de la cité, savoir qu’une garde à vue, c’est 24h prolongeable de 24h, que quand on est mineur, on risque moins, c’est savoir démarrer une voiture avec les fils, savoir quel box est utilisé, savoir à qui “appartient” la cité, savoir s’ils peuvent agresser cette personne ou si elle est protégée, ils connaissent leur milieu comme vous et moi on connaît le nôtre. Mais c’est une partie infime, environ 2%, qui parasite toute une cité dans laquelle il y a des milliers de gens comme vous et moi. Évidemment, ce sont eux qu’on voit le plus. On parle toujours des trains qui arrivent en retard, jamais de ceux qui sont à l’heure parce que ça n’intéresse personne.
Comment vit-on le fait d’être flic dans ces quartiers?
Quand on est flic, on ne se pose pas la question d’y aller ou pas. On a signé, c’est notre job. Quand tu es flic, tu signes pour quelque chose de beaucoup plus grand que toi, tu signes pour rétablir l’ordre, la salubrité, la sécurité, c’est énorme comme responsabilité. Les flics du 93, ce sont des gamins de 20-25 ans qui sont impliqués. On n’est pas des fous, on a envie d’un métier riche et épanouissant. Je considère les flics comme les derniers aventuriers de ce siècle. On leur donne un département, une criminalité et on leur dit: “Voilà, vous allez devoir gérer cette criminalité, on vous donne un flingue, un pare-balles, des menottes”. C’est un vrai western, sauf qu’on nous demande de ne pas utiliser notre arme ou en tout cas le moins possible. Ces flics-là évoluent dans un cadre d’hyper-violence, un quotidien où ils sont confrontés à ce que l’homme a de pire en lui et ils réussissent à ne pas répondre à la violence par la violence.
C’est tout autant un boulot de cow-boy que de diplomate et d’aventurier. C’est une mission. Et quand tu as un métier comme ça qui t’épanouit, tu n’as presque plus peur. Un flic, ce n’est pas un loup solitaire, on n’est pas dans une série américaine! Un flic, c’est un type qui travaille en équipe, en meute, et ça donne un sentiment de protection. Je voulais aussi casser le cliché du flic con. Parce que ce n’est pas possible. S’il l’est, il sera malheureux toute sa vie. Le flic doit être un peu psy, un peu sociologue pour comprendre les situations. Par exemple, il va comprendre que même si le niqab est interdit, pratiquer un contrôle sur une femme en niqab à 22h30 dans la cité, en plein ramadan, c’est quand même la dernière chose à faire. Il y a des moments pour faire les choses et des moments pour les éviter. On doit avoir un mélange d’empathie mais aussi un énorme recul. C’est un métier très complexe, un métier de personnes intelligentes.
Tous les examens ont été revus à la hausse et maintenant je me retrouve comme officier de police, alors que je n’ai que le bac, à diriger des gardiens de la paix qui parlent cinq langues ou qui ont un master en biochimie, des gamins qui ont la tête bien pleine et bien faite, c’est très rassurant. Le flic con, c’est une race en voie d’extinction. C’est pour ça que j’essaie dans mes bouquins d’offrir aux lecteurs les flics de maintenant. Ils ont beaucoup d’humour, c’est essentiel dans ce genre de métier, c’est une armure. Je n’ai jamais vu des gens aussi drôles que les pompiers, les médecins légistes, les flics. Ils en ont besoin constamment pour faire trois pas en arrière.
Dans certains quartiers, les dealers auraient créé une société parallèle?
Les délinquants savent très bien que ce qu’ils vendent se trouve partout, ils se sont donc intéressés au commerce concurrentiel. Ils montent des équipes – comme dans les entreprises – avec des protections juridiques: “Si jamais tu vas en garde à vue, tu auras un avocat, des défraiements, tant d’argent si tu fais 24 heures, tant d’argent si tu ne balances pas”. Ils développent de nouvelles manières d’organiser la vente. Avant, quand tu achetais une barrette de shit, il était fort possible que tu te fasses dépouiller de ton argent et que tu repartes sans rien. Les saisies qu’on faisait, c’était des produits coupés et recoupés, moitié cannabis, moitié pneu. C’était sûr et certain que l’acheteur ne reviendrait pas. Aujourd’hui, ce mode de fonctionnement, ce n’est plus intéressant du tout: il faut fidéliser et même sécuriser, les gamins viennent donc chercher les acheteurs dans leur voiture, les escortent dans la cité et les raccompagnent pour être sûrs qu’ils n’aient aucun problème. Ils utilisent les lois du marché concurrentiel sur la vente du cannabis.
Les scènes d’interrogatoire que vous décrivez sont étonnantes…
On a développé des techniques pour vérifier. Quand un gamin arrive avec un sac contenant des vêtements propres, 50€ en poche et un avocat, on sait qu’il vient pour se balancer et souvent, il est rétribué pour le faire. Les bandes se disent: “Il y a la police qui tourne autour de nous, on va choisir le plus jeune, un mineur, l’envoyer au commissariat. Avec un peu de chance, il prendra six mois ou du sursis et demain, il sera de retour”.
Comment expliquez-vous la situation terrible de certaines banlieues?
Faire peur aux politiques, c’est le seul moyen pour les délinquants d’exister, parce que s’ils arrêtent de vendre de la drogue, on ne s’occupera absolument pas d’eux. Déjà, on ne s’occupe pas d’eux! Ils ont dû mettre en place ce commerce pour pouvoir vivre, donc effectivement, s’ils ne sont plus inquiétants, personne n’ira dans les quartiers leur dire: “Vous êtes combien? 200? Voilà, montez dans le bus, on va essayer de vous re-scolariser, vous réinsérer, vous donner un travail”. Il y a une vraie démission de la société à l’égard de cette population ghettoïsée.
Pourquoi la presse ne dénonce-t-elle pas ces accointances?
Elle parle de la politique Closer, de la politique Voici, des frasques des uns et des autres. Plus personne ne parle de la politique dans son acception grecque, le vivre ensemble. Je dis que ces gamins délinquants n’ont plus de notion de ce qui est bien et mal. Ils ont la notion de ce qui est bien pour eux et de ce qui est mal pour eux. On a la même chose en politique. On a oublié que le pouvoir n’était pouvoir que pour aider les citoyens. Aujourd’hui, le pouvoir n’est pouvoir que pour s’aider soi-même, c’est une dérive habituelle. Au début, les francs-maçons étaient une élite qui se rassemblait pour faire avancer la société. Aujourd’hui, c’est une élite qui se rassemble pour voir si Pierre peut aider Jacques à trouver un poste à Sébastien. Même chose pour les syndicats. Avant, c’était une force de groupe pour pouvoir faire avancer notre métier dans le bon sens. Aujourd’hui, c’est se réunir pour savoir comment je peux t’avoir ta mutation, ton changement de poste… Cette dégradation dans les cités suit une dégradation politique, on n’en parle pas parce que c’est désespérant et que tu ne gagnes pas une élection présidentielle en amenant ces sujets sur la table.
Il y a de quoi s’inquiéter de cette collusion entre politiques et dealers…
Il y a beaucoup de gens qui prétendent que bientôt, ce seront les caïds qui décideront de qui sera maire. Une maire d’une ville du 93 m’expliquait qu’à peine élue, elle a reçu la visite des caïds qui lui ont mis le marché en main: “Nous, on peut vous arranger ceci, vous offrir ça, vous apporter 3000 voix pour la prochaine élection”. Ils ont les clés de la ville.
Vous racontez que certains élus débloquent des fonds pour offrir des vacances aux familles des caïds, placer leurs grands-parents en maison de retraite…
Je me suis vraiment retrouvé dans des cafés, à la fermeture, avec des élus, des adjoints au maire, des attachés de mission, qui avaient accepté de me parler mais qui étaient terrorisés. Et là, je me suis rendu compte que si tu veux faire de la politique dans le bon sens du terme, essayer d’ouvrir des portes que d’autres veulent absolument voir closes, tu te mets en danger et tu te retrouves à prendre rendez-vous dans des bars avec des gens comme moi, qui veulent écrire des livres, parce que tu connais le gérant, que tu sais qu’il va fermer le rideau et qu’on va s’installer au fond dans un coin discret. Quand ils citent des noms, ils se retournent pour être sûrs qu’il n’y a pas de monde autour. Ils sont terrorisés, mais finalement moins terrorisés qu’écœurés par ce qu’on les oblige à faire. La possibilité de me parler était salvatrice pour eux, ils m’ont tout balancé. Et quand moi j’arrive avec ma petite gueule et que je leur demande de me parler de tout ça, ils me donnent rendez-vous dans tel bar et me parlent pendant des heures. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai cité des vraies villes et des vraies personnes, mais on m’a dit qu’on allait se faire étriller par des avocats et que ce n’était pas possible.
Est-ce propre à la banlieue nord de Paris?
Non, je pense que ça ne concerne pas que le 93. C’est propre aux ghettos où la délinquance n’est pas gérable ou pas gérée. Il y a toute une intégration qui s’est bien faite avec des gens qui avaient la même religion que nous. Et ça, ça a beaucoup aidé. En plus, c’était une époque où il y avait énormément de boulot. Maintenant on est dans une immigration où on n’a plus rien à proposer, on a une religion différente. L’immigration est une immense richesse. Sans elle, on se retrouve dans un village consanguin et on ne fait plus la différence entre un fermier et son porc. Et sur la phrase suivante, on peut me qualifier de droite ou d’extrême droite, ça m’est égal, mais juste sur la phrase suivante sinon, ça m’embête quand même passablement parce que je suis plutôt de gauche: je pense que “France, terre d’asile” oui, mais à un certain niveau de capacité d’accueil, parce qu’on ne peut pas accepter tout le monde dans la mesure où on n’a plus rien à proposer. Si j’invite quelqu’un à passer une soirée chez moi, c’est parce que je sais qu’il aura chaud, qu’il aura bien mangé, bien bu, qu’il pourra dormir et qu’il sera en sécurité. Mais je n’invite pas cinquante personnes, parce que je sais que je vais tout foirer.
Quand, dans les cités, des délinquants de 16 ans font vivre toute leur famille, qu’ils constatent que leurs parents gagnent moins qu’eux, ils n’ont pas envie de rentrer dans la légalité. Ils ont pour héros des hommes politiques qui ont été mis en examen, qui ont été condamnés dix fois et qui, pourtant, finissent par retourner bosser dans des institutions de la République. Elle est où, l’exemplarité? C’est super dur, ça. Je me retrouve à faire une perquisition chez un gamin pour trafic de stups, sur ses murs il y a Tony Montana (Scarface), Jacques Mesrine, Don Corleone et une photo du couple Balkany, ces gens qui sont sans cesse poursuivis par la justice, mis en examen, condamnés et pourtant toujours aux plus hautes places de l’État, je lui demande s’il n’a pas l’impression qu’il y a un intrus, il me répond: “Non, moi je ne mets que les meilleurs”. Quand tu vois des maires qui s’entourent de délinquants, de criminels, de femmes d’assassins, et quand tu vois qu’on les laisse faire, tu ne te dis pas qu’un ministre pourrait les prendre sur ses genoux et leur mettre la fessée? Assainis ta ville! Quand on voit que ces maires sont vraiment nombreux, quand tu vois que la justice les fait tomber alors que ce n’est pas du tout passé par le biais de leurs supérieurs – tu te dis: “S’ils ne sont pas inquiétés par l’étage supérieur, soit le gouvernement, soit le préfet, comment ils se tiennent? Comment se fait-il que personne n’inquiète personne?” C’est probablement qu’à tous les étages, ça doit être le même micmac un peu compliqué. Mais il faut toujours garder à l’esprit que c’est une partie de la politique qui parasite le reste. On sait ce qu’il faut faire, on connaît les bons choix, mais on ne le fait pas parce que ça gêne untel ou untel. Le déficit des retraites, de la sécu, du chômage, chez nous, c’est 55 milliards d’euros. L’évasion fiscale, c’est entre 60 et 80 milliards. Il suffirait que durant un an, les riches acceptent de payer leurs impôts en France pour que le pays soit remis à flot. Un an! Mais non…
Votre vie a bien changé depuis la parution de Code 93, votre premier polar
Oui. Je travaille pour la série Engrenages, j’écris un scénario pour le cinéma, un film d’angoisse, mes deux bouquins Code 93 et Territoires sont en développement pour la télé. Ma vie a beaucoup changé. L’adrénaline ne me manque pas. L’équipe, oui, beaucoup. J’ai d’abord passé 8 ans comme gardien de la paix à recevoir des ordres et à me dire: “j’aurais bien fait ça comme ça, j’aurais préféré que ce soit ça”. Alors quand je suis passé lieutenant et qu’on m’a proposé de construire mon équipe, j’ai choisi les gens que je voulais, des atouts, des ovnis en fait, j’aime bien les gens qui n’avaient aucune raison de devenir flics et qui pourtant le sont. J’avais une équipe d’enfer et on a fait exploser les scores de 30% dans la matière sur laquelle on travaillait. C’était une équipe atypique et quand les criminels sont en face de gens atypiques, ils sont complètement perdus. J’étais très épanoui par ce métier, j’étais persuadé de son utilité mais jamais, jamais en 15 ans, je n’ai reçu de bravo ou de merci. Le maire s’en fout, ta hiérarchie veut que tu bosses, c’est tout, et pour les victimes, tu fais partie du drame qu’elles ont vécu, alors quand elles tournent la page, elles tournent la page avec toi. Je ne leur en veux absolument pas, c’est normal. Tous ces mercis et ces bravos que je n’ai pas eus, bizarrement je les reçois maintenant que j’écris des bouquins: “Oh merci, vous m’avez ouvert les yeux sur…” Ok, mais j’ai fait des choses autrement plus importantes quand j’étais flic. Disons que j’ai l’avantage d’avoir vécu ce que j’écris, donc ça sonne juste.
Le pitch
Le commandant Victor Coste et son équipe sont confrontés au meurtre de trois caïds. Très rapidement, ils comprennent qu’il s’agit d’une “passation de pouvoir” entre dealers. Et qu’Andréa Vesperini, la maire de Malceny, joue un rôle plus que trouble dans cette affaire. Coste est loin d’imaginer qu’en tirant sur ce fil, c’est tout un écheveau d’embrouilles hallucinantes qu’il sera amené à dérouler. Un polar magistral dans lequel on croise des enfants déglingués, quelques “nourrices” (ces retraités contraints au recel), des politiques corrompus, des flics dépassés par les événements et une kyrielle de damnés de la “terre d’asile”. Un vrai coup de cœur.
Territoires, Olivier Norek, Michel Lafon, 18,95€. Code 93, Olivier Norek, Pocket, 7,30€.
Texte: Myriam Berghe