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Concours de nouvelles: Quelque chose sous mon pied

C'est celle de Pierre Guilbert qui a conquis le jury du concours de nouvelles 2015. Voici la nouvelle …
C'est celle de Pierre Guilbert qui a conquis le jury du concours de nouvelles 2015. Voici la nouvelle d'Adrien Godefroid, l'une de nos 5 nouvelles préférées.

Quelque chose sous mon pied

Surtout ne pas bouger et attendre de l’aide. Telle est l’unique règle qu’un démineur doit suivre s’il entend ce clic, précisément le clic que je viens d’entendre résonner sous mon pied gauche. La simple pression de mes orteils a suffi à enclencher le mécanisme. Me voilà pris au piège d’un fil invisible qui me retient à cette mine et qui m’empêche de fuir.

Raide comme un piquet, sous le soleil brutal d’une région perdue du Sénégal, je me tiens debout sans esquisser le moindre mouvement depuis une heure maintenant, tel un enfant qui joue à un deux trois soleil et qui ne veut absolument pas perdre. Je déteste perdre. Sauf qu’ici ce n’est pas un jeu, ou alors un jeu où il n’y a pas de gagnant, juste un perdant, et le perdant c’est moi.

Une lutte à l’issue probablement funeste a démarré. Le combat est inégal, je me sais en sursis. La peur s’installe au plus profond de moi et malgré la chaleur qui me brûle le front, elle me glace le sang. Mes yeux couleur azur balaient la plaine aride, cherchent au loin un improbable secours. Je suis seul, isolé.

Le vent tourbillonne autour de moi et dépose sur mon visage de minuscules poussières ocre qui s’agglutinent au coin de mes yeux et me brouillent la vue. Pourtant mon cerveau, lui, voit clair et sait que je ne pourrai pas tenir longtemps dans cette position. Je veux crier à l’aide mais aucun son ne sort, je suis pétrifié, paralysé, figé. La peur me brûle les artères, me tord l’estomac et me coud les lèvres. D’innombrables mouches noirâtres tournoient autour de moi comme des vautours autour d’une proie. Leurs petites pattes velues qui se posent sur moi me démangent atrocement et me font ressentir d’autant plus le supplice du condamné.

Lentement je baisse la tête et je fixe mon pied. Ce pied, je me le foutrais bien aux fesses pour me punir d’avoir été si inconscient, si bête.

J’ai enfreint les règles les plus élémentaires de sécurité, celles que l’on vous rabâche presque en permanence durant votre formation de démineur: ne jamais s’aventurer dans une zone non sécurisée. Moi qui par habitude sortais au fond de mon jardin pour satisfaire mes petits besoins, j’avais reproduit machinalement ce rituel ici. Je me retrouve maintenant piégé, encerclé par une herbe jaunie, pieds nus, caleçon mi long et chemisette blanche avec la mort sous mon pied. Décidément, ce sont bien nos habitudes qui nous tuent.

Les rayons du soleil qui se reflètent sur la visière transparente de mon casque de protection m’aveuglent. Posé sur une chaise, hors de portée de moi, je sais qu’il ne me sera d’aucune utilité, pas plus que ma combinaison impeccablement pliée ou mes chaussures renforcées. Bien qu’inconfortables et trop petites pour ma pointure de géant, je tremble pourtant à l’idée que mes pieds ne s’y glissent plus jamais.

Je sens les regrets d’avoir commis cette terrible imprudence faire peu à peu place aux remords: je pense à ces trop nombreux moments affalés dans mon canapé devant la télé, immobile et oisif. L’envie irrépressible de courir, de sauter comme pour conjurer le sort s’empare de moi. Mais tout le paradoxe est là: si je bouge maintenant je ne bougerai peut-être plus jamais…

Une minuscule goutte se fraie un timide chemin à travers la poussière séchée de mon front, contourne mes sourcils puis dévale ma joue rougie par le soleil. Je ne sais si c’est une larme de tristesse qui marque le deuil futur de ma vie ou une larme de rage à l’idée que ces mines soient sorties tout droit de l’imaginaire d’un être qui se prétend humain.

Je ne peux m’empêcher de refréner un petit sourire face à la situation dans laquelle je me trouve: moi qui hier encore ironisais auprès de mon chef en lui disant que je travaillais d’arrache-pied pour enlever ces mines, me voilà pris à mon propre humour qui s’avère prémonitoire. Je renchéris en pensant que j’avais bien mauvaise mine mais cette fois-ci l’inconfort de ma situation n’y donne aucun écho.

Je supporte de moins en moins le bruit des battements de mon cœur qui heurtent ma poitrine de l’intérieur. Mes oreilles semblent colonisées par un essaim d’abeilles hystériques qui vont et viennent, zigzaguent, se cognent. De petits tressaillements parcourent tour à tour chacun de mes membres et laissent présager d’abominables crampes. Combien de temps puis-je encore tenir? Un quart d’heure? Une demi-heure tout au plus? Je sens les forces me quitter. Mon corps se vide lentement comme si un être invisible avait planté en moi une minuscule paille et me pompait par petites doses toute mon énergie. 

Le K.O. se rapproche. Ma vision se brouille, tout devient flou autour de moi, la ligne si droite de l’horizon se plie. Soudain, je lâche prise, je vacille et tombe raide, tel un boxeur venant de se faire surprendre par un uppercut ravageur. La bataille est perdue. Ma tête heurte violemment le sol…

Je me réveille en sursaut, couché dans mon lit. Mon corps trempé de sueur contraste avec ma gorge désespérément sèche. Je suffoque bruyamment malgré ma bouche grande ouverte. Mon teint livide témoigne de la panique qui m’a envahi. D’un geste brusque, je retire les draps gris qui recouvrent le bas de mon corps. Mais comme chaque fois que je me réveille de ce cauchemar récurrent, mes jambes sont bien là, juste un peu plus frêles et décharnées qu’au temps où j’étais démineur. La peur me colle encore à la peau et d’intenses picotements parcourent mes doigts. Démineur, je n’ai jamais marché sur une mine, Dieu merci, mais cette période de ma vie m’a marqué à tout jamais. Vingt ans après ma retraite, ce scénario macabre hante encore mes nuits et se répète, inlassablement. Même si je sais qu’aujourd’hui, en 2032, le monde a été lavé de toutes ces mines, je repense encore à cette époque maudite où retentissaient dans les vallées le bruit des explosions et les cris des familles pleurant d’innocentes victimes…

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