
Concours de nouvelles: De la terre jusqu’au ciel
De la terre jusqu’au ciel
Ils sont tellement beaux, tous ces enfants. Tellement insouciants aussi. Il y a quelques années encore, je ne comprenais pas leur innocence. Aujourd’hui, j’ai grandi et tout ce que je souhaite, c’est leur apprendre qu’il existe toutes sortes d’ailleurs à travers le monde. Des paradis de soleil et de nature où leurs semblables jouent et rient tout comme eux. Mais pas avec les mêmes chances au départ. Car en fin de compte, tout est question de chance, n’est-ce pas?
Je m’appelle Halia et je suis née à Luang Prabang, dans un petit pays avec vue sur d’autres pays mais pas sur la mer: le Laos. J’ai vingt ans et j’ai déjà fait au moins trois fois le tour du monde. En cette belle journée de printemps, je suis à Bruxelles. C’est la première fois que je viens en Belgique. Dans cette cour d’école où s’ébrouent une vingtaine d’élèves qui ont la moitié de mon âge, je me prépare pour mon petit spectacle un peu particulier.
Juste avant la récréation, avec Nadège l’institutrice, nous avons dressé le décor. Un tapis déroulé sur le béton avec des cases numérotées de 1 à 8. De la terre jusqu’au ciel. Une marelle. Cette fois, j’ai choisi le numéro 5… Nadège agite la vieille cloche du rassemblement et un troupeau de rires s’approche pour entourer la paillasse.
– Je vous présente Halia. Je vous avais parlé d'elle en classe. Vous vous souvenez d’où elle vient?
– Du Latos s’exclame encore hilare un blondinet hirsute.
– Non! Du Laos le corrige la petite fille badigeonnée de taches de rousseur.
– C’est ça, oui, du Laos. C’est loin sur la droite de la grande carte. En Asie. Halia est venue nous parler un peu de son village et de sa petite soeur Lani.
C’est à moi de faire mon entrée. Sobrement, je dis bonjour avec un sourire encore un peu crispé bien que j’en sois à plus de trois cents représentations.
– Vous connaissez ce jeu?
– Oui, c’est la marelle, dixit elle ou il, je ne sais pas vraiment… On le fait des fois à la gym, mais c’est pas sur un tapis d’habitude.
– Oui je sais, mais c’est une marelle un peu spéciale. C’est pour vous montrer qu’on peut y jouer partout dans le monde, mais que les règles sont un peu différentes chez nous. Qui veut commencer? Un unisson de oui prend son envol. Nadège hésite, elle surjoue à peine, désignant tour à tour ses pupilles. Toi Oscar? Ou toi Marie? Peut-être toi Jason? Ou alors toi Mathilde?
J’interviens alors, comme prévu dans le scénario, puisque c’est moi qui dois choisir. Je parviens à capter le regard timide et irrésistible d’une fillette qui me crie des yeux "surtout pas moi, non, pas moi s’il vous plaît!" Loin de moi toute cruauté, mais pour que l’expérience fonctionne, c’est elle qu’il me faut. Je sais que peut-être elle versera une larme et je la prendrai dans mes bras pour la consoler avant la grande explication dans la classe. Selon mon public, je dois recourir à ce genre de subterfuge pour faire entendre la parole de Lani. Tous les enfants ne sont pas égaux devant la surprise. Numéro 5, donc. Elle s’appelle Emilie. Elle a les deux pieds sur terre. Le galet stoppe sa glissade sur le 6. Dire qu’elle ne le ramassera même pas… La jolie commence à progresser d’un cloche-pied mal assuré et un peu lourd vers le ciel. 1… 2… 3… Jusque-là tout va bien. Je sais la suite et pourtant je tressaille déjà. Petite pause avant le prochain saut au terme duquel ses deux chaussures s’écraseront pesamment sur le 4… Et le 5. Légère battue… Elle s’élance…
Retombe… Et BOUM!!!
J’accours immédiatement. Au son de la déflagration, une seule voix a hurlé alors qu’Emilie, tétanisée, sanglote à peine et laisse couler de ses yeux foncés quelques larmes silencieuses.
Enfin je la serre contre moi. Avant de s’abandonner contre ma poitrine et d’enserrer mon cou de ses petits bras, voyant mon sourire maintenant détendu, elle se met à rire nerveusement, bientôt accompagnée par le chœur de toute la classe. Nadège rapatrie le groupe et nous nous dirigeons tous vers la classe. Sur le grand tableaublanc, deux aimants retiennent une photo de Lani qui me tient la main. Tout le monde estmaintenant calmé et assis. A côté de moi, Emilie a vaincu un peu de sa réserve et apprécieson rôle de vedette.
Je raconte l’histoire de Lani. A 8 ans, elle est partie aux champs avecnotre père. C’était la saison des récoltes. Aux abords du champ, papa lui avait dessiné une
marelle sur le sol mais elle ne voulait pas y jouer. Tout ce qui comptait pour elle, c’était de l’accompagner sur le gros tracteur et tenir le volant. Ce jour-là, contrairement à son
habitude, papa n’a pas cédé. L’orage menaçait et il fallait faire vite et bien. Ma petite sœur a boudé un bon quart d’heure avant de se décider à jouer. Quand elle a sauté à pieds joints sur la dernière case, une explosion a retenti, comme tout à l’heure dans la cour. Sauf que cette explosion-là était bien vraie. C’était une mine et pas un mécanisme qui l’attendait. Comme à chaque fois, l’auditoire se tient suspendu à mon récit. Personne n’ose demander, ni même se demander si Lani s’en est sortie. L’instant parfait pour décrocher la photo et laisser apparaître celle qui se cachait derrière: Lani debout devant un lit d’hôpital, soutenue par deux béquilles en bois pour remplacer son pied droit disparu.
– Lani a eu de la chance. Beaucoup d’enfants de mon pays ne peuvent pas en dire autant.
Sur la photo suivante, Lani semble faire la course avec une poignée d’autres enfants. Une prothèse au bout de la jambe.
– Vous voyez, cette histoire se termine bien, en fin de compte. Et je n’ai pas voulu vous faire peur en vous la racontant. Je voulais juste vous montrer la chance que vous avez d’être ici et de ne pas vous soucier des mines ou d’autres monstres que la guerre a abandonnés sur son chemin. Je voudrais que vous vous en souveniez de temps en temps pour encore plus profiter de la vie.
Je termine toujours ma démonstration par un double signe du destin: dans ma langue, Lani signifie ciel et Halia veut dire mémoire…