Concours de nouvelles 2016: Le vol du coq de Catherine Deschepper

Couic.

Elle a fait couic. Normal, a dit la dame. Ca va passer. Le temps que les articulations en métal s’assouplissent. Quelques réglages. Un mouvement à imprimer,…

Moi, le couic couic, ça m’a fait rire. Un bruit de poulet aux aguets. Elle a mis les sangles autour de la boule. C’est comme ça qu’on l’appelle : la boule. Ce morceau de moignon qui termine ce qui me reste de jambe. Comme un cul-de-sac. Une voie sans issue. Un sentier de terre qui ne mène nulle part. Le couic de la poule au bout de ma boule.

« Essaie de te lever »

J’ai souri. Me lever. Facile. Elle me prend pour qui ? Je me suis dressé sur la patte gauche. La droite… Quelle droite ? Je vis à cloche pied ; j’ai adapté mon équilibre. Facile…

Et je suis tombé.

Ca m’a fait mal. À la jambe droite. Celle que je n’ai plus.

« Recommence. Doucement ».

J’ai recommencé. Je suis retombé. Et j’ai recommencé encore. Jusqu’à ce que la nuit, elle aussi, tombe au seuil de l’été.

Je ne sais pas comment elle a compris. Mon regard ? J’avais pourtant tout fait pour renvoyer l’eau de mes yeux vers l’intérieur des orbites. Je transpirais, peut-être, un peu plus que d’habitude. Mais je n’ai pas poussé un cri. Ou à peine. Et le couic couic a couvert les gémissements.

Elle a compris pourtant.

« C’est normal », elle a dit. « Je te laisse essayer de t’habituer. Je reviendrai dans une semaine pour évaluer tes progrès ».

Normal, oui.

Mais non. Pas vraiment.

***

Trois. Nous sommes trois au village. Trois petits poulets désossés comme ils disent. Trois enfants à se partager la moitié d’une humanité. Une triplette à pattes cassées. Un souvenir un peu triste d’une partie d’épervier qui s’est mal terminée. Explosive victoire. Personne ne nous a attrapés ce jour-là, sinon la déflagration d’une mine qui passait par là. Un bruit sourd, enfui sous le sol qui s’est ouvert à nos pieds. Et les a engloutis. Ly et Soria se sont tus. J’ai crié. J’étais plus petit. Leurs corps m’ont protégé. Un peu.

Je ne sais pas pourquoi la jambe est pour moi. Ils attendent eux aussi. Ne sont pas sortis ce matin. Ils espèrent peut-être que l’agitation qui tourne autour de la maison leur enverra le message de ma défaite. Peut-être que si je ne parviens pas à marcher, ils pourront récupérer la jambe. Peut-être qu’ils auront plus de chance que moi.

***

Je ne marche pas.

J’essaie. Depuis trois jours j’essaie. Je ne sais plus si c’est la rage, le désespoir ou la douleur qui me font pleurer. Mais je me tais. La jambe glisse, griffe, vit toute seule sans que je parvienne à la diriger. Elle est habitée d’un esprit maléfique. La nuit, je la mets contre mon ventre. Je l’apprivoise. Je lui parle. De Ly qui est grand, fort, et qui lui fera du mal si elle termine dans ses bras, qui la maltraitera, l’entrainera dans des jeux violents, la trainera dans la boue. De Soria qui est douce et calme, mais qui l’ennuiera vite, parce que c’est une fille, et que les filles, quand même… Ma jambe, je l’ai appelée « jeune coq ». A cause du couic, et de sa résistance. Son impertinence. Elle fanfaronne comme l’animal. Désobéissante. Je la menace. L’amadoue. Lui promets mille promenades.

Elle répond. Couic. Elle se moque. Couic. Comme le jeune coq qui chante aux matins qui s’éveillent. Et je la veille, ma jambe. Je crains. Qu’on me l’enlève. Que ma persévérance soit vaine. Que le choix injuste du hasard m’ait offert un privilège que je ne mérite pas. Ly et Soria auraient pu, dû peut-être, avoir ce droit plus que moi. Parce qu’il est plus grand, plus fort et plus courageux, parce qu’elle est jolie et plaît aux dieux. Parce que surtout, il n’y pas de raison, autre que celle d’une paille plus courte, à mon élection. Et cette jambe comme un cadeau, un don tombé du ciel, une épreuve, un rituel. L’accession, aussi, pour mes amis, à la liste des prétendants, s’il s’avérait que je ne puisse la dompter.

***

Il reste deux jours avant qu’elle revienne. Deux jours pour maîtriser l’animal têtu, deux jours pour convaincre de ma vertu, du bien-fondé de mon nom rédigé sur le formulaire de priorité. Ly et Soria sont enfin venus ce matin. Je craignais leur jalousie. La comprenait trop bien. Mais ils m’ont souri. Main dans la main, ont touché le plastique lisse, le cuir tanné des attaches. M’ont regardé. Et comme je grimaçais,

« Samreth, dis, tu n’as pas trop mal ? »

« Ca va. Couic. Ca va ».

Et la chute annoncée. Ly m’a relevé. Soria a frotté le tissu rougi par la terre en poussière.

« On fait la course ? », a dit Ly.

« Toi en prothèse, nous en béquilles », Soria a renchéri.

Je ne pouvais pas refuser. Bien sûr ils ont gagné. Bon dernier sur la ligne d’arrivée. En m’accueillant, le regard clair.

« Tu vois, Samreth, tu as réussi ! »

Le jeune coq avait bien couiné, mais il avait enfin accepté d’ouvrir ses ailes. A la boule arrimé, il m’avait emporté. J’avais perdu la course. J’avais gagné le droit de la perdre sur deux pieds.

Alors je me suis couché, sur le dos, dans la poussière. J’ai libéré la bête. J’ai écouté vibrer les pas de mes amis. Me suis réconcilié avec la terre qui m’avait trahi. Et pendant que je respirais le bonheur d’un futur plus ouvert, ils ont appris, eux aussi, à domestiquer le coq et leur propre fierté. Couic. Couic. Soria riait, Ly pestait. Couic, couic.

Demain, la dame reviendrait. Demain, elle verrait. Tous les trois, on la lui présenterait. Notre paire d’ailes à partager. Notre animal ami.

Notre jambe de compagnie. 

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