Concours de nouvelles 2016: Histoires d’un riremerciement de Justine Lalot
Je glousse à m’en détacher les côtes. Parce que celle que Suni vient de lâcher est vraiment bonne. En tout cas, elle est bien trouvée venant de quelqu’un que son QI place dans la catégorie des débiles mentaux sévères. « Quand un unijambiste se lève du mauvais pied, il s'en rend compte de suite ! ».
Voir les têtes des journalistes à qui l’interprète vient de traduire la blague me fait encore plus sourire. Quand ils ne savaient pas, ils riaient, par empathie pour certains ; par pitié pour la plupart. Maintenant, ils détournent le regard, gênés. Ils ignorent que leur malaise me fait sourire de plus belle. Le sarcasme, parait-il, est l’apanage des hommes. Avant, comme maintenant, je n’ai jamais été une femme comme les autres. Suni non plus. Pas plus que Lila et Tifo.
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Trois
Fondamentalement, Suni a raison : un jour, je me suis levée du mauvais pied. C’était du temps où j’en avais encore deux. Et où je ne riais pas beaucoup. Ni de moi, ni des autres.
Deux
Cette histoire n’est pas celle à laquelle vous pourriez penser. Une petite fille de dix ans obligée par ses parents d’aller chercher de l’eau au puits. Elle désobéit, emprunte un autre chemin, miné. Si elle avait daigné écouter sa mère « Ne va pas par là, c’est dangereux… Prends la route principale, et reste sur le côté pour éviter les voitures ! ». Et puis soudain, la gamine ressent sous son pied ce léger poussoir. Sensation subtile, à peine l’impression de marcher sur une lentille ; pourtant, elle sait. Parce que tous les jours elle en a entendu parler. Comme étant l’ennemi numéro un, invisible, inhumain, innommable. Lila n’ose plus bouger. A quoi bon ? Elle ne tiendra pas toute une vie de toute façon.
Un
Ce n’est pas non plus l’histoire de cette petite fille qui, pour aider sa mère, malade et alitée, prend un autre chemin. Celui de l’urgence, car elle a lu la mort dans les yeux de sa mère. Il lui faut un médecin, vite. Et tant pis s’ils n’ont pas l’argent. Ils se débrouilleront après. Du moment qu’elle vit. Pour autant qu’elle continue à panser leurs blessures. Mères et infirmières, tel est le lot des femmes du village. Quand l’infirmière tombe malade, rien d’étonnant donc à ce que le futur prenne la relève. Quitte à ce qu’il n’ait que six ans. Quitte à jouer d’inconscience. Ou de surconscience : celle que, si la petite ne fait rien, elle ne pourra plus regarder les siens dans les yeux. La fillette survole donc de son pas léger des zones réputées dangereuses. Les yeux de sa mère suivent ses traces, bienveillants. Ils ne suffiront pas à déjouer les pièges de la bêtise humaine. Elle est aux aguets, infaillible. Tout à sa quête, Tifo n’entend pas la mise en garde sous forme de déclic ; elle virevolte en direction de l’hôpital, papillon fragile happé en plein vol par plus fort que lui. Il y laissera ses ailes. Mais pas son âme. Ni celle de sa mère.
Zéro
Quant à elle, elle n’a jamais pu raconter son histoire. Parce que son QI est limité. Insuffisant même, insistent les siens. Comme si elle était une erreur de la nature. Certaines d’entre elles gagnent à être connues. Suni est une erreur qui s’est sacrifiée pour que la normalité débilitante vive. Nha l’a compris. Les yeux de Suni dans ceux de Nha à son arrivée à l’hôpital ont raconté l’odeur âcre et insolente de l’explosion ; la trahison incommensurable. Malgré la douleur, ce regard a aussi crié sa soif de vivre et ce besoin d’être requinqué. Une réparation sans l’aide de scalpels, champs stériles et prothèses. Un rafistolage imparfait qui
demanderait un investissement de tous les jours. Sans rien attendre en retour. Tout au plus une blague de tradition familiale douteuse sur les unijambistes. On choisit ses amis, pas sa famille. C’est pour Suni la seule justification qui tienne la route.
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En fin de compte, cette histoire, c’est la mienne. Celle de Nha, adolescente de 13 ans qui, à force d’avoir entendu ces histoires de vies brisées par des mines antipersonnel, a suivi le conseil de sa mère. A évité les chemins embroussaillés, s’est contentée des bas-côtés de la route principale.
Eviter un danger et se jeter dans les bras d’un autre, c’est tout moi. Le type au 4×4 s’est justifié en décrétant que cette grande route n’est pas un endroit pour faire marcher les jeunes filles, que l’inconscience se paie toujours ; et que je pouvais m’estimer heureuse d’être encore en vie.
Le sarcasme déplacé mis à part, il ne croyait pas si bien dire. J’étais en vie. Et je m’estimais heureuse. Car cette jambe qui m’avait été prise par un chauffard au QI frôlant le débile m’ouvrit toutes les portes. D’abord, celles de l’hôpital. Où l’on me répara. Physiquement. Psychologiquement. Où je me construisis un avenir en regardant raccommoder des corps. Le destin eût voulu que je devienne mère au foyer, institutrice, couturière, … Cette expérience me dessina d’autres perspectives. Moi aussi je deviendrais réparatrice. De corps et d’âmes. Mieux que quiconque je connaissais la douleur de la séparation et du vide ; mais aussi la force de s’en sortir, de vivre et d’accomplir davantage que le commun des mortels.
Les histoires de Lila, Tifo et Suni je vous les ai racontées comme si je les avais vécues, car elles sont un peu miennes aussi. En Lila, il y a les cris d’épouvante de l’arrivée aux urgences, puis les sept heures de travail acharné en salle d’opération, suivies de nouveaux cris, de douleur d’abord, de victoire ensuite. Enfin, il y a les rires et les sourires. Aujourd’hui, bien mieux que la prothèse, ils comblent cet espace laissé vide sous sa hanche droite.
De Tifo, il me reste deux bras serrés autour du cou, lorsqu’elle découvrit dans l’embrasure de la porte de la chambre le sourire de cette infirmière un peu particulière. Encore aujourd’hui, elle me répète inlassablement avec une ironie douce-amère « Qu’est-ce qu’une jambe comparée au sourire d’une mère dans l’embrasure d’une porte ? ». Cette question rhétorique me retourne à chaque fois les entrailles. Tifo oublie que cette jambe n’a pas été sacrifiée au nom d’une vie, mais bien au nom d’une guerre qui, comme toutes celles de son espèce, ne peut supporter aucune justification décente.
En la matière, Suni, qui me rappelle ce matin encore que « la guerre, c’est des crétins », a une longueur d’avance. Malgré son retard mental. Bien qu’elle omette que sa famille l’ait envoyée au casse-pipe pour s’en débarrasser. Crime qui confirme ma théorie selon laquelle le handicap mental de Suni est une tare héréditaire.
Pour toutes ces raisons, je n’ai pas de scrupules à me marrer lorsque Suni fait des blagues d’un goût douteux sur les unijambistes. Surtout lorsque je pèse de tout mon poids sur le moignon de ma jambe droite pour rétablir l’équilibre mis à mal par le saut de Tifo dans mes bras. Aussi lorsque je suis en salle d’opération en train de réparer le corps mutilé de Lila.
La différence nous rend plus forts. Je l’ai compris le jour où un abruti normal a fracassé son 4×4 sur mon corps en me disant que je pouvais m’estimer heureuse. Les dix années qui suivirent furent en effet une explosion de bonheur, de sourires, de réparation et de partage. S’il avait été en mesure d’en comprendre le sens, j’aurais presque profité de cette histoire pour l’en remercier.