Concours de nouvelles: A contre-mine

C'est celle de Pierre Guilbert qui a conquis le jury du concours de nouvelles 2015. Voici la nouvelle …
C'est celle de Pierre Guilbert qui a conquis le jury du concours de nouvelles 2015. Voici la nouvelle d'Anne Verhaeren, l'une de nos 5 nouvelles préférées.

A contre-mine

D’abord, je délimite la parcelle à examiner selon le protocole. Les piquets blancs s’enfoncent avec difficulté dans le sol sec. Je dois me rappeler les gestes précis. Surtout ne pas oublier de passer un crochet métallique pour vérifier l’absence de fil. Il faut à tout prix éviter d’actionner le dispositif. Après, je débroussaille prudemment les hautes herbes à la faucille. Ce n’est pas aisé. Ma machette vient finalement à bout d’un petit buisson d’acacia robuste. Mon front dégouline. Maman, maman, regarde comme je cours vite! Je dois chasser ces souvenirs et rester concentrée.

Le sol à nu s’expose maintenant au détecteur. J’ai bientôt fini de le sonder. J’arrive à l’extrémité. C’est là que ma poêle à frire émet le bruit prolongé si caractéristique. Je prends le temps de circonscrire l’espace suspect. Il me faudra ensuite gratter longuement la terre à cet endroit. La sueur embue ma visière. Mes muscles fondent sous la lourde veste de protection en kevlar. A cette heure-ci, il doit faire pas loin de 35 degrés. Je me sens nauséeuse. Voilà vingt minutes que je m’escrime sur ce lopin. Depuis cinq heures du matin, je n’ai détecté que des bouts de métal inoffensifs. Mais à chaque fois, des bouffées de stress me saisissent, ma respiration se bloque, mes membres se tétanisent. Maman, maman, je cours si fort que je coule de partout! Je me sens bizarre. Sans force. La touffeur. Les réminiscences…

Il va falloir que j’arrête un moment. Je me redresse. Mes genoux sont tout endoloris. Je respire un bon coup. Des papillons troublent ma vision. Je titube. Je me suis relevée un peu vite. J’ôte ma visière. Le manguier tout proche m’offre son ombre fragile. Je bois. J’aperçois Dinah à l’autre bout de la zone, près des vestiges d’une cage à goal complètement désarticulée. On se salue. Elle s’approche. Elle exerce ce boulot-là depuis huit ans. Elle m’assure que la première saisie est de loin la plus impressionnante. Elle ne croit pas si bien dire. Je me sens écrasée. Ce n’est pas tant l’uniforme qui pèse que l’angoisse d’être face à face, bientôt. Maman, maman, je la rattrape! Comment échapper à ta petite voix, Diego? Je secoue mes pensées.

J’ôte ma tenue de travail. On se raconte notre soirée. Pour elle, un repas en famille avant le départ pour dix jours de mission. Pour moi, des câlins à n’en plus finir avec Sue-An, ma fillette de cinq ans tellement sérieuse… J’ai presque craqué lorsqu’elle m’a regardée dans le blanc des yeux en me demandant si j’allais bien revenir entière, pas comme… A ce rappel atroce, ma gorge se serre.Maman, maman, je vais shooter super fort! Sue-An n’a plus que sa grand-mère et moi depuis que j’ai quitté son papa. Le désespoir n’excuse pas tout. Je n’en pouvais plus de subir sa rage. Ça a été l’électrochoc… J’ai répondu à Sue-An par un énorme baiser et des chatouillis. Mon rire un peu forcé a allégé son inquiétude. Mais pas mes doutes… Ai-je bien fait de m’engager?

Le quart d’heure s’est égrené: il faut y retourner. Je vais vérifier l’emplacement qui a déclenché le ooouuuttttt persistant. Ce sera peut-être pour cette fois… Je me rhabille. Mon prénom, Sabina, est bien visible sur le bleu de mon uniforme. Et mon groupe sanguin aussi. Au cas où… Je connais les risques. Maman, maman, dis-moi que je suis le plus beau avec mon T-shirt Spiderman. J’ajuste mon casque en plexi. Je fléchis les genoux et commence à sonder le sol avec la tige rigide. J’effrite légèrement la terre, centimètre par centimètre, comme la dentelière qui croise les fusains avec patience, en suivant le plan tracé dans sa tête.

Bientôt, je rencontre une résistance. Le pourtour cylindrique d’une boîte noirâtre recouverte de caoutchouc souple apparaît. Je devine le corps d’une Chinoise. Une traîtresse. Je vais devoir dégager le dessus de la mine et sa périphérie avant de la tirer à distance. Le détonateur est très sensible. Mes doigts se crispent. Je tremble. Il est à nouveau temps de suspendre mon ouvrage. Je rehausse le buste. Mes paupières s’ébattent nerveusement. Je halète. Je tangue. Mon cœur cogne à éclater. Je suis sur le point de héler le chef… Maman, maman, dis, tu m’écoutes ou quoi? T’es où? T’es où? Mon appel à l’aide reste coincé dans ma gorge.

J’essaie me ressaisir.Suis-je capable d’achever le boulot? Que fais-je dans cette galère? Pourquoi ai-je répondu à cette offre d’emploi? Je n’avais qu’à me contenter de cuisiner, nettoyer et cultiver mon bout de terre… C’est la première bombelette que je découvre. Les semaines de formation ne m’ont pas du tout préparée à la peur viscérale de l’explosion ni à l’imminence de l’accident. Je relève brusquement la tête. Maman, maman, je suis près du but! Le soleil m’éclabousse.

Un flash. Je revois Diego tout ensanglanté après la déflagration. Les jambes déchiquetées. Le regard déjà éteint. Les infirmiers n’ont pas pu le sauver. Trop de sang perdu. Tué dans l’explosion de l’engin qu’il a heurté du talon en jouant au foot. Les pleurs. L’incompréhension. Le refus d’accepter la réalité. Puis, la colère. L’abattement. Les reproches. Les coups. La séparation. Le retour chez ma mère. Sue-An qui pleure à tout bout de champ. C’est l’appel à la radio d’Handicap International qui m’a ressuscitée. Tu disais : Maman, maman, je serai un grand joueur!  Un autre le deviendra pour toi. Grâce à moi, mon doux, mon si bel enfant bondissant, je le promets.

Je sens maintenant l’adrénaline fluer dans tout mon corps. J’ouvre grand les yeux. Mes mains retrouvent leur souplesse. Elles veulent continuer la lutte. à contre-mine. Bientôt, le terrain sera complètement dépollué. Cette bataille-là sera gagnée… L’explosion de la Chinoise retentit comme une victoire. Il est passé 13 h 00. Je retourne au camp. J’ai besoin de me reposer pour voir se lever un jour nouveau et centimètre après centimètre, continuer à gagner la liberté pour la Terre des bonnes gens. Malgré l’épuisement, je souris. Pour chaque bombe désamorcée, je sais qu’un gamin criera sa jubilation : Maman, maman, j’ai marquéééééééééé! 

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